
"La Hongrie de Viktor Orban est devenue un régime hybride entre la démocratie et la dictature"
Selon le Parlement européen, la Hongrie ne peut plus être considérée comme une démocratie. Car depuis 2010, le Premier ministre Viktor Orban a "façonné les institutions démocratiques pour lui conférer un pouvoir quasi illimité", explique la chercheuse Zselyke Csaky à franceinfo.
Depuis son retour au pouvoir en 2010, le Premier ministre Viktor Orban n'a eu de cesse que d'attaquer la démocratie et l'Etat de droit en Hongrie. En quinze ans, l'homme politique conservateur a tour à tour attaqué la liberté de la presse, muselé les oppositions et mis les institutions à la botte de son parti, le Fidesz. Dernière polémique en date : l'interdiction de la marche des fiertés de Budapest, prévue samedi 28 juin, a provoqué l'indignation du reste des Européens. Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi Viktor Orban vise-t-il les personnes LGBT+ ? Quelle leçon l'Union européenne peut-elle tirer de ce qu'il se passe en Hongrie ? Pour répondre à toutes ces questions, franceinfo a interrogé Zselyke Csaky, chercheuse au Centre for European Reform, spécialiste des questions liées à l'Etat de droit.
Franceinfo: En 2022, le Parlement européen a estimé dans un rapport(Nouvelle fenêtre) que la Hongrie ne pouvait plus être considérée comme une démocratie. En 2025, partagez-vous toujours ce constat ?
Zselyke Csaky: Oui, absolument, et je ne suis pas la seule. Tous les indicateurs démocratiques sérieux disent que la Hongrie n'est plus une démocratie depuis au moins cinq ans. Elle est devenue un régime hybride, situé entre la démocratie et la dictature. Le vote est libre, les élections ont toujours lieu et il existe toujours une petite chance pour qu'elles soient remportées par l'opposition. Mais le terrain de jeu politique est complètement à la défaveur des opposants au régime. Les médias ne sont plus libres, les organisations civiles ont du mal à fonctionner normalement, tout comme la justice...
Viktor Orban revient au pouvoir en 2010. Comment en arrive-t-on à cette situation en seulement quinze ans ?
En réalité, les choses ont commencé à se déliter assez rapidement. De nombreuses lois qui ont mis à mal la démocratie hongroise ont été adoptées dès 2012, comme celle sur les médias [qui a grandement réduit le pluralisme de la presse, en instaurant notamment un organe de contrôle des médias]. Les fondements du système actuel étaient donc présents très tôt.
Ce n'est qu'il y a cinq ans environ que les gens ont commencé à réaliser qu'ils ne pouvaient plus exactement dire ce qu'ils pensent. C'est donc un processus relativement long, qui a été accéléré par la super-majorité obtenue par Viktor Orban et qui lui a permis de façonner les institutions démocratiques, de façon à lui conférer un pouvoir quasi illimité. Cela dit, il faut tout même souligner qu'il existe encore des journaux indépendants, grâce à de nouveaux modèles économiques qui reposent sur les contributions de leurs lecteurs. Mais la possible adoption de la "loi sur la transparence", présentée en mai et dont l'examen a été repoussé à l'automne, risque de totalement remettre ce système en cause.
Cette loi est dénoncée par l'opposition hongroise, les défenseurs de l'Etat de droit, ainsi que la Commission européenne. Pourquoi ?
C'est une version encore pire que la loi russe sur les agents étrangers. Elle stipule que les organisations, c'est-à-dire les médias, les ONG, potentiellement les entreprises, qui critiquent la démocratie hongroise et reçoivent des financements étrangers, pourraient être inscrites sur un registre. Une fois inscrites, elles ne pourront plus accepter de financements étrangers, et de façon plus grave, de financements nationaux. Il y a aussi d'autres règles, comme l'obligation pour les dirigeants de déclarer leurs actifs. Si l'organisation ne suit pas toutes ces nouvelles règles, elle pourra être tout simplement fermée. Cela risque d'étouffer la société civile.
Dans ce contexte, l'opposition politique à Viktor Orban dispose-t-elle d'un espace pour diffuser ses idées ?
Il y a eu un changement depuis l'arrivée du parti d'opposition de Péter Magyar sur la scène politique en 2023. [Ancien député du Fidesz, il est devenu le principal opposant à Viktor Orban et a remporté les élections européennes en 2024]. Auparavant, on entendait rarement parler des programmes des partis d'opposition, notamment parce qu'ils ne semblaient pas avoir d'idées constructives, mais aussi parce que même les médias indépendants estimaient que leurs propos n'étaient pas assez importants. Cela a changé grâce aux réseaux sociaux et à Facebook, de loin la source la plus populaire en Hongrie. Péter Magyar, qui est désormais donné au-dessus du Fidesz dans les sondages, s'en est servi abondamment pour créer un lien avec ses électeurs.
Des élections législatives doivent avoir lieu en avril 2026, doit-on s'attendre à de nouvelles attaques contre l'Etat de droit ?
Il est difficile de prévoir l'avenir, mais avec cette "loi sur la transparence", il est clair que Viktor Orban cherche à aller aussi loin que possible. En début d'année, un amendement constitutionnel a été adopté : il stipule que le droit de l'enfant à un développement adéquat prime sur tous les autres droits fondamentaux, à l'exception du droit à la vie. C'est unique au monde. C'est ça qui a permis l'interdiction de la Marche des fiertés de Budapest. Cet amendement a aussi rendu possible la suspension de la citoyenneté hongroise pour les personnes ayant la double nationalité.
En faisant passer un amendement constitutionnel en mars dernier, le régime a interdit la tenue de la Marche des fiertés à Budapest. Ces dernières années, les personnes LGBT+ sont fréquemment ciblées par le Premier ministre hongrois – une loi interdisant la "propagande LGBT+" a même été adoptée il y a trois ans. Pourquoi ?
C'est une évolution relativement récente. On ne l'imagine peut-être pas, mais jusqu'en 2015-2016, la communauté LGBT+ n'était pas directement visée par le pouvoir en place. L'accord entre le parti et une grande partie de la société était "faites ce que vous voulez, mais n'interférez dans notre vie privée". Les choses ont changé, et cela s'inscrit aussi dans la lignée des guerres culturelles menées par les conservateurs aux Etats-Unis et partout ailleurs.
Cela fait aussi partie intégrante de la stratégie de communication du Fidesz depuis un certain temps, qui cherche systématiquement à avoir un ou des ennemis pour mobiliser ses électeurs. Et lorsqu'on ne tire plus rien d'un ennemi et que le public se lasse, comme ce fut le cas avec la crise migratoire de 2015, on passe à un quelqu'un d'autre. Ce qui change ici, c'est que jusqu'à présent, ces ennemis étaient toujours lointains ou étrangers ; là, il s'agit de votre voisin ou d'un membre de votre famille.
Si l'opposition remportait ces élections, serait-elle en mesure de revenir en arrière sur l'Etat de droit ? L'exemple polonais n'est pas très encourageant...
La réponse courte est "non", car vous ne pouvez pas annuler tous les changements si vous n'avez pas de super-majorité au Parlement pour changer la Constitution. En Pologne, les partis pro-européens sont majoritaires, mais les projets de réformes sont bloqués par les veto du président conservateur.
En Hongrie, un nouveau gouvernement serait dans une position très délicate, d'autant plus si le Fidesz reste un acteur d'opposition fort, ce qui semble probable au vu des sondages actuels. Viktor Orban et le Fidesz bénéficient d'un financement public plus important et disposent d'un pouvoir financier considérable, d'un capital qui ne disparaîtra pas.
D'autant qu'il est aussi possible que la Hongrie suive une trajectoire différente de celle de la Pologne. Dans le pire des cas, la situation pourrait ressembler davantage à celle de la Géorgie, où le parti au pouvoir est soupçonné d'avoir truqué les dernières élections.
L'Union européenne en fait elle assez pour éviter cette situation ? Plusieurs procédures sont ouvertes contre Budapest et des fonds européens sont bloqués depuis des années...
Je pense que l'UE n'en fait pas assez, car elle dispose d'outils qu'elle n'utilise pas. L'un d'eux est le déclenchement "l'article 7", qui suspendrait le droit de vote de la Hongrie au niveau européen, mais requiert l'unanimité des Etats membres pour être mis en place. Certains pays, comme la Slovaquie, n'y sont pas favorables. Parallèlement, l'UE a suspendu ses financements, comme vous le dites. Cela a tout de même eu quelques effets, même s'ils ne sont pas suffisants, parce qu'une partie de cet argent a été distribué alors que la situation économique s'aggravait dans le pays. La Hongrie a également été obligée d'apporter des modifications à une réforme judiciaire, mais on ne sait pas s'ils sont suffisants.
Viktor Orban est cité comme une source d'inspiration par les proches du président américain Donald Trump, pourquoi ?
Viktor Orban était le Donald Trump originel. C'est sa capacité à se maintenir au pouvoir qui a inspiré le président américain. C'est un animal politique très habile. Il est capable de fixer des termes du débat public et de dire des choses que les autres politiques ne veulent pas dire. Par exemple, il a été le premier à parler de la crise des migrations dans les années 2010.
En quoi ce qui se passe en Hongrie peut-il être une leçon pour les démocraties européennes ?
Cela donne une idée sur la façon dont les choses pourraient se dérouler si un leader populiste arrive au pouvoir. Je suis désolé de ne pas terminer cet entretien avec un message plein d'espoir, mais il faut quand même bien comprendre que notre environnement politico-médiatique actuel a changé à un tel point qu'il est devenu beaucoup plus facile pour les dirigeants comme Viktor Orban d'accéder au pouvoir et d'y rester, notamment parce que les électorats européens sont beaucoup plus polarisés. Celles et ceux qui veulent sauver la démocratie devraient apprendre de ce qui s'est passé en Hongrie, mais peut-être aussi travailler sur la construction de ponts entre les différentes communautés.