Turquie-Europe : les dix règles d’or

Turquie-Europe : les dix règles d’or

Opinion piece (Les Echos)
13 December 2004

L’engagement des négociations en vue de l’adhésion de la Turquie sera un test majeur pour les ambitions européennes en matière de politique étrangère. L’Union a été capable d’influencer la Turquie à une échelle sans précédent, bien qu’il s’agisse d’un pays fier et fortement nationaliste. Aucun pays n’a adopté les normes américaines ni adhéré aux choix politiques des Etats-Unis aussi étroitement que la Turquie a pu le faire avec l’UE. Les relations de l’UE avec la Turquie sont un formidable succès de la politique étrangère européenne.

Ce succès est toutefois plutôt dû à la chance qu’à une action délibérée. L’Union a accepté la candidature turque un peu par distraction plutôt que dans le cadre d’une stratégie délibérée et cohérente. Les dirigeants européens et leurs électeurs manquent généralement d’enthousiasme à l’idée que la Turquie entre dans l’Union, et nombreuses sont les grandes figures politiques qui s’y opposent ouvertement. Toutefois, pendant quarante ans, l’UE a fait sans conviction toute une série de promesses qui l’obligeront in fine à accepter la Turquie. Le 17 décembre, le Conseil européen décidera s’il convient d’ouvrir les négociations d’adhésion avec la Turquie : cette décision sera probablement positive, mais à contre-coeur et avec crainte.

Les dirigeants de l’UE doivent apprendre à penser en termes stratégiques et ne pas simplement accepter ces négociations parce qu’ils n’imaginent aucune alternative sérieuse. Jamais un pays de la taille et de l’importance stratégique de la Turquie n’a demandé à devenir membre de l’Union. La Turquie est un partenaire de valeur pour l’Europe dans la région de la mer Noire et au Moyen-Orient. Chaque fois que l’UE a posé de nouvelles conditions pour commencer les négociations, la Turquie les a remplies. L’actuel gouvernement à Ankara a imposé des réformes extrêmement controversées de l’Etat turc afin de se conformer aux exigences de l’UE. Les aspirations de la Turquie à devenir membre sont largement considérées comme une menace à l’intégration européenne, mais elles offrent en réalité une opportunité historique pour l’UE : avec ses capacités militaires et sa position de pivot entre l’Europe et le Moyen-Orient, la Turquie pourrait contribuer à créer cette « Europe puissance » tant désirée par la France.

Pour assurer le succès des négociations à venir, l’UE et la Turquie devraient suivre un certain nombre de règles d’or. Les cinq qui s’imposent à Ankara sont les suivantes :

1. Démontrer à l’UE sa volonté et sa capacité à faire ce qu’il faut pour devenir un Etat membre. Le meilleur moyen de convaincre les pays sceptiques est de mettre en oeuvre les mesures décidées en accord avec l’Union. Cela sera difficile et prendra du temps. Et cela exigera des changements d’ampleur sur le terrain, par exemple, dans les commissariats de police, les écoles, le gouvernement local partout en Turquie.

2. Convaincre le public européen, pas simplement la Commission et les dirigeants. Bien que la Commission soit chargée des négociations, l’éventuelle adhésion de la Turquie dépendra au bout du compte des Etats membres et de leur situation politique. Le gouvernement turc doit persuader l’ensemble des personnes influençant l’opinion publique, telles que les journalistes, les parlementaires et le monde de l’entreprise, qu’elle peut être un jour un atout pour l’Union. L’élargissement à l’Est fut largement conduit par les élites, et aucun pays n’a tenu de référendum. Mais l’adhésion de la Turquie doit être acceptée par les citoyens européens.

3. Demander calmement aux Etats-Unis de s’abstenir de défendre publiquement l’adhésion de la Turquie à l’UE. De telles prises de position sont contre-productives et renforcent l’hostilité des Etats les plus sceptiques. Ainsi que Jacques Chirac l’a déclaré en juin dernier, pourquoi le président américain demanderait-il à l’UE de laisser entrer la Turquie, la France dit-elle aux Etats-Unis comment gérer leurs relations avec le Mexique ?

4. Instruire les élites politiques et économiques turques de l’ampleur des changements requis pour adhérer à l’Union. Nombre des défenseurs enthousiastes de l’entrée dans l’UE ignorent à quel point les exigences européennes changeront en profondeur les institutions politiques et l’économie turques. Leur enthousiasme risque de diminuer une fois qu’ils réaliseront que l’adhésion de la Turquie à l’Union implique des réformes impopulaires telles que réduire les aides d’Etat aux industries en difficulté, imposer des règles d’hygiène plus contraignantes sur les produits alimentaires et adopter les règles coûteuses de l’Union en matière d’environnement. Les groupes d’intérêt économique commenceront à se plaindre bruyamment lorsque le prix de l’entrée dans l’Union deviendra plus clair. Le gouvernement turc se doit d’informer l’opinion publique et de lancer le débat sur les coûts et les bénéfices de l’entrée dans l’Union.

5. Faire prendre conscience au public turc de la durée probable des négociations. Les gouvernements successifs devront suivre une stratégie cohérente pour remplir les nombreuses exigences de l’Union. Cette stratégie ne peut être politiquement viable que si la population turque peut constater des progrès tangibles d’une élection à l’autre.

Cinq règles d’or devraient également s’imposer aux actuels pays de l’Union ; ce sont les suivantes :

1. Reconnaître les aspirations turques à l’adhésion comme une opportunité stratégique, et non comme une menace à l’identité européenne. Les questions relatives à l’identité européenne existent déjà, repousser les négociations d’adhésion ne les feront pas disparaître.

2. Reconnaître le long chemin déjà parcouru par la Turquie. Il s’agit d’un pays qui, dans la seconde moitié du siècle, a connu quatre coups d’Etat et poursuit aujourd’hui des réformes impensables auparavant. Le gouvernement actuel a montré non seulement son engagement, mais aussi sa capacité à changer la Turquie afin de la préparer à faire partie de l’Union.

3. Travailler aux réformes qui rendront l’Union européenne capable d’intégrer la Turquie. La plupart de ces changements sont, de toute façon, nécessaires, tels que la réforme de la politique agricole commune et de la politique d’aide régionale. D’autres, tels que l’apparition de formes plus flexibles d’intégration, seront imposés à l’Union par les membres existants.

4. Rendre les conditions d’appartenance à l’Union très claires. Les critères d’adhésion à l’UE sont plutôt vagues et généraux. Dans le cas des pays d’Europe centrale et orientale, cela ne posait pas un problème majeur en raison de la taille de ces pays et de la concurrence qui existait entre eux pour remplir ces critères. Mais la Turquie est un grand pays, les négociations seront plus longues, pour toutes ces raisons, elle aura besoin d’être guidée plus étroitement.

5. Commencer à préparer les opinions publiques. Rien ne serait pire qu’une décennie de négociations difficiles aboutissant à un traité d’adhésion rejeté par un ou plusieurs pays à la suite d’une opposition populaire.